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Le difficile chemin de la pharmacie vers le e-commerce

Présenté en Conseil des ministres le 5 février dernier, le projet de loi ASAP (Accélération et Simplification de l’Action Publique) provoque une vive opposition du Conseil national de l’Ordre et des syndicats de la pharmacie. En cause, l’article 34 et plus particulièrement deux propositions susceptibles de faire évoluer le modèle économique des officines : d’une part, la possibilité de mutualiser l’activité de e-commerce entre plusieurs pharmacies physiques, grâce à un local dissocié de ces dernières, et d’autre part, la modification du calcul pour le recrutement d’un pharmacien adjoint. Le premier point a fait bondir les représentants ordinaux et syndicaux dans la mesure où il mentionne explicitement le terme de « plate-forme », voie dans laquelle un acteur comme Amazon pourrait, selon eux, s’engouffrer et venir concurrencer directement les pharmaciens. Le deuxième semble tout aussi problématique : le gouvernement souhaite que le recrutement des adjoints soit plus largement lié à l’organisation des officines (amplitude horaire, missions pharmaceutiques proposées aux patients, personnels à encadrer…), et moins au critère de chiffre d’affaires. Car le chiffre d’affaires pris actuellement en compte intègre les ventes de la parapharmacie et le hors monopole, produits qui ne nécessitent pas de compétences pharmaceutiques particulières. Cette disposition permettrait ainsi à certains pharmaciens d’alléger leur masse salariale, une économie qui pourrait être réinvestie dans d’autres activités (les services par exemple) ou dans le développement, justement, de la vente en ligne.

Donner aux pharmaciens français les armes pour affronter la concurrence des e-pharmacies européennes

L’exposé des motifs, rattaché à l’article 34, précise les objectifs poursuivis par le gouvernement, lequel s’appuie notamment sur les recommandations de l’Autorité de la concurrence formulées dans son rapport d’avril 2019. Il s’agit de simplifier les procédures administratives de création d’un site de e-commerce (l’autorisation de l’ARS serait remplacée par une déclaration préalable), réduire les coûts de gestion des sites (grâce à la mutualisation) et permettre aux pharmaciens qui souhaitent développer cette activité d’affronter la concurrence des e-pharmacies européennes, notamment belges, suisses et néerlandaises. Des acteurs qui ont déjà pris une longueur d’avance sur les pharmaciens français. Citons, à titre d’exemple, Newpharma (81 M€ de CA en 2018), qui prévoit de doubler de taille en Europe d’ici trois ans.

Les réactions très vives exprimées par l’Ordre et les syndicats surprennent quelque peu, car il n’est pas dans les intentions du gouvernement d’ouvrir la distribution de l’automédication à des acteurs non pharmaceutiques. Ce qui reviendrait à abolir le monopole officinal sur ces produits. Le projet de loi rappelle, au contraire, que le local permettant de mutualiser l’activité de e-commerce (stockage et préparation des commandes) serait placé sous la responsabilité d’un pharmacien diplômé et obligatoirement rattaché à une pharmacie physique. Il serait donc impossible aux pharmaciens de déléguer la gestion de ce local à un non pharmacien ou à une entreprise qui ne serait pas dirigée par des pharmaciens. Autre interrogation : la focalisation du débat autour du médicament d’automédication. Un marché en décroissance dans notre pays et dont les ventes en ligne sont tellement marginales qu’elles sont difficilement mesurables par les panélistes. Enfin, on peut aussi s’étonner de la crispation autour du terme « plate-forme(1) », comme si celui-ci appartenait ou était réservé aux GAFAM et à la grande distribution… Une réaction qui a toutefois payé puisque l’Ordre et les syndicats ont d’ores et déjà obtenu que ce terme soit retiré du futur texte de loi !

Deux visions de la pharmacie s’opposent

À travers cette proposition de loi et les levées de boucliers qu’elle a provoquées, s’affrontent en réalité deux visions de la pharmacie d’officine. Assouplir les conditions règlementaires de la vente en ligne revient à donner une marge de liberté à certains pharmaciens ou certaines enseignes de pharmacies qui souhaitent développer cette activité, et ce à une échelle encore impossible sur notre territoire. Plus de liberté, c’est aussi plus de concurrence au sein du réseau officinal. Et c’est permettre aux e-pharmacies françaises de changer de taille, grâce à un nouveau levier de croissance sur les marchés lucratifs du selfcare, de la parapharmacie et de la dermocosmétique. Une voie que souhaitent emprunter les « méga-pharmacies » et certaines enseignes d’officines. Deux orientations stratégiques donc et deux visions de l’avenir de la pharmacie française.

Il est possible que l’Ordre et les syndicats fassent reculer le gouvernement et le contraignent finalement à retirer l’article 34 de la loi ASAP. Mais pourront-ils indéfiniment empêcher la progression des e-pharmacies étrangères et priver certaines pharmacies d’un nouveau relais de croissance ?

(1) Terme de plate-forme en ligne au sens de l’article L. 111-7 du Code de la consommation : est qualifiée d’opérateur de plate-forme en ligne toute personne physique ou morale proposant, à titre professionnel, de manière rémunérée ou non, un service de communication au public en ligne reposant sur : 1°/ Le classement ou le référencement, au moyen d’algorithmes informatiques, de contenus, de biens ou de services proposés ou mis en ligne par des tiers ; 2°/ Ou la mise en relation de plusieurs parties en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un contenu, d’un bien ou d’un service.